> AVANT-PROPOS

ALAIN CHOURAQUI
Directeur de Recherche au CNRS
Président de la Fondation du Camp des Milles - Mémoire et Éducation

Bernard Moissé
Responsable des contenus - Fondation du Camp des Milles - Mémoire et Éducation

Le pari d'apprendre des tragédies de l'histoire

Cinquante ans après la Shoah, en Europe, quatre-vingts ans après l'Arménie, en Asie, un autre génocide sur un autre continent, l'Afrique, a ensanglanté le XXe siècle.

La croyance humaniste que l'homme peut apprendre de son passé, au fondement du Site-Mémorial du Camp des Milles, semble confrontée à une objection violente, à une épreuve sanglante.
Après la Shoah, une brisure dans le monde des hommes, une «césure anthropologique»1 , un moment de négation pure de la condition humaine, à ne plus savoir de la victime «si c'est un homme», «si c'est une femme», combien ont cru à l'irréversibilité de la leçon, au «plus jamais ça !».

En trois mois, d'avril à juillet 1994, les trois-quarts de la population Tutsi ont été massacrés au Rwanda, près d'un million d'individus ont été assassinés. Un nouveau génocide, une nouvelle cicatrice dans l'histoire de l'humanité…
Les mêmes questions se posent alors : comment cela a-t-il été possible ? Qui sont les responsables ? Comment empêcher que cela se reproduise ? Que transmettre aux générations à venir afin de donner les clés pour comprendre, les repères pour agir ?
Avec cette exposition, nous avons voulu contribuer à fournir quelques réponses, souvent les mêmes d'un génocide à l'autre.

Car il existe bien une histoire commune des génocides, telle que l'expose le « Volet réflexif » du Site-Mémorial du Camp des Milles, le seul en France, à notre connaissance, à présenter de manière permanente le génocide des Tutsi, en lien avec cette analyse des constantes et des convergences développée à partir de l'histoire du lieu et donc de la Shoah.

Le génocide des Tutsi au Rwanda possède bien sûr ses spécificités qui le distinguent à des degrés divers des autres génocides du XXe siècle, en particulier : des racines dans l'histoire coloniale, une concentration extrême dans le temps et l'espace, et, entre les bourreaux et les victimes, une fréquente proximité de voisinage, sociale et spatiale, quelquefois familiale.
Sans parler du processus de reconnaissance et de réconciliation, certes sinueux mais accéléré au regard de celui des Arméniens de l'Empire ottoman ou des Juifs d'Europe.

En même temps, ce crime emprunte des chemins communs aux autres génocides, parmi lesquels : un terreau de stéréotypes et de préjugés d'où germent rejet de l'autre et violences discriminatoires ; une montée des intolérances individuelles, collectives et institutionnelles, avec des étapes comparables du racisme ordinaire au massacre de masse ; des mécanismes psychosociaux de soumission aveugle à l'autorité, de conditionnement et d'effet de groupe, adossés notamment à la propagande médiatique; des conflits armés qui sont à la fois causes et conséquences de l'exacerbation des tensions sociales et raciales, de la brutalisation de la société ; surtout une passivité coupable – «ne rien faire c'est laisser faire» – qui atteint aussi bien la société rwandaise que la communauté internationale.

Et face à ces mécanismes du pire, ici aussi la résistance des meilleurs : des centaines, des milliers d'actes de sauvetage et de résistance, des milliers d'actes justes (comme nous les appelons au Site-mémorial du Camp des Milles), au milieu des appels au meurtre et des massacres de proximité. Au coeur de la folie organisée une humanité résistante.

Cette exposition a ainsi été conçue en s'appuyant sur l'analyse pluridisciplinaire présentée au Camp des Milles, à partir des sciences de l'homme et de la société, qui mettent en avant les engrenages et les résistances, la propagande et la passivité, le terreau du racisme et les actes justes.

Voulue et produite par notre Fondation pour marquer le vingtième anniversaire du génocide des Tutsi, elle a été confiée, pour sa partie principale, à un artiste, photographe et réalisateur, Stéphane Dumont, qui a déjà travaillé à plusieurs reprises pour notre Site-Mémorial et qui présente une série de 20 grandes photos – vingt comme le nombre d'années qui nous relient au génocide –, centrée sur des figures d'hommes et de femmes saisis aujourd'hui avec les traces incorporées de la violence meurtrière d'il y a vingt ans. Résultat d'un travail de terrain précis et sensible, rendu possible par les contacts entre la Fondation du camp des Milles, Madame Dafroza Gautier et les autorités rwandaises, il a rapporté du Rwanda cette série de photos légendées par les propres paroles des victimes mais aussi une série de témoignages filmés sur les événements de 1994 et le long chemin jusqu'à aujourd'hui.

Le choix d'une exposition d'abord artistique est le fruit d'une réflexion difficile. Il s'inscrit dans une vision plus large de l'activité culturelle de la Fondation. Il s'agit non seulement de faire comprendre mais aussi de faire sentir la portée universelle de ces terribles expériences. L'approche sensible du passé, complémentaire de l'approche scientifique, doit devenir un atout pour permettre à l'homme d'aujourd'hui de connaître et d'éviter les chemins individuels et collectifs qui peuvent conduire au pire.

Cette dimension culturelle sur le lieu d'une mémoire tragique ne va pas de soi. Elle nous oblige à la plus grande vigilance par respect pour les souffrances nées de ce lieu, par égard pour les visiteurs qui viennent s'y confronter.
En même temps, elle trouve sa légitimité dans le rôle même de la culture dans les engrenages qui ont mené à la barbarie et aussi, au camp des Milles, dans le nombre d'artistes et d'intellectuels internés mais continuant souvent de « créer pour résister ». C'est «une certaine culture» qui a justifié le crime nazi, c'est une autre culture, avec d'ailleurs quelquefois la même «matrice intellectuelle »2 qui a justifié le génocide des Tutsi : la culture anthropologique de la race, la culture politique du nationalisme : « La culture … c'est encore et toujours un lieu de conflits où l'histoire prend forme et visibilité au coeur même des décisions et des actes, aussi barbares ou primitifs soient-ils » 3.

L'exposition est donc organisée en deux parties qui se renforcent l'une l'autre :
- l'exposition photos qui, sans voyeurisme ni pathos, avec dignité, nous renvoie les visages souvent douloureux, parfois sereins, de ceux qui ont survécu, touchés visiblement dans leurs corps, et atteints jusque dans leur regard ;
- l'exposition documentaire, centrée sur des témoignages originaux filmés ou écrits, des objets et des archives –documents officiels et articles de presse-, qui rendent compte des engrenages institutionnels et des étapes du racisme ordinaire au racisme exterminateur, de la passivité de certains acteurs, notamment internationaux.

En vis-à-vis essentiel pour notre foi en l'homme, sont présentés des actes justes de sauvetage et de résistance. Une partie est enfin réservée à la projection de quelques témoignages plus longs de victimes.
Artistique et scientifique par construction, cette exposition se veut également éducative. Destinée au grand public, elle vise à toucher les plus jeunes qui représentent plus de 40% de nos visiteurs. Une version itinérante est conçue pour circuler dans les établissements scolaires et servir de support à information, échanges et débats.
Contre les récurrences tragiques de l'histoire, mais aussi en prenant appui sur ces tragédies mêmes qui construisent une expérience cumulée, un atout nouveau pour toute l'humanité, nous persistons, à travers cette exposition aussi, à faire le pari que l'homme peut apprendre de son passé, lentement et malaisément, avec d'horribles bégaiements de l'histoire, mais progressivement et sûrement. Face à la montée des racismes, de l'antisémitisme et de la xénophobie, en France comme ailleurs, au développement des intolérances, des nationalismes et des extrémismes, avons-nous d'autre choix en ces re-commencements que d'opposer à l'engrenage des intolérances la résistance des « armes de l'esprit » ?

1 - In « Pourquoi interroger la Shoah aujourd'hui ? », Georges Bensoussan, conférence janvier 2013, Paris.
2 - In « Rwanda, racisme et génocide, l'idéologie hamitique», J-P. Chrétien et M.Kabanda, Paris, 2014.
3 - In « Ecorces », Georges Didi-Huberman, Paris, 2011

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DAFROZA GAUTHIER
Fondatrice du CPCR (Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda)
Conseillère scientifique de l'exposition

Rwanda 1994 : la reconnaissance des Justes dans le génocide des Tutsi au Rwanda

En 1994, dans ma petite ville de Butare, comme partout dans le pays, c'est le chaos. Bruit de machettes, bruit de gourdins, bruit de terreur et d'armes à feu. C'est une mise à mort systématique de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards dont le seul crime est d'être né Tutsi.

En 1994, dans ma petite ville de Butare, des citoyens ont essayé de résister : le premier d'entre eux, le préfet Jean-Baptiste, tenta de protéger les siens. Il fut assassiné pour l'exemple.
En 1994, dans ma petite ville de Butare, on tuait au grand jour mais aucune information ne nous parvenait. C'était le silence assourdissant, aucune nouvelle ne filtrait, ce fut le huis clos.
En 1994, dans ma petite ville de Butare, quelques enfants survivent. Ils sont convoyés par le CICR (Comité international de la Croix- Rouge) à Bujumbura début juillet. Un coup de téléphone d'une amie nous annonce que deux petits cousins, Pauline 11 ans, et Jean-Paul 7 ans sont en vie, elle les a reconnus.
En 1994, à Reims, toute la famille s'organise et se prépare à les accueillir. Après quelques démarches administratives, Pauline et Jean-Paul arrivent le 15 août 1994 parmi nous, accueillis par leurs cousins.
En 1994, dans ma petite ville de Butare, d'autres adultes survivent. Parmi eux, il y a Léopold. C'est le papa de Pauline et de Jean- Paul. Sa femme Médiatrice et sa fille Delphine n'ont pas eu cette chance. Daniel, son voisin, Hutu, a eu le courage de le cacher dans le plafond de sa maison pendant les trois mois de l'horreur. Cette nouvelle inespérée nous parviendra plus tard.

Au bout d'une année scolaire, au cours de l'été 1995, Pauline et Jean-Paul regagneront le Rwanda, retrouver leur papa Léopold.
En 1994, dans ma petite ville de Butare, Daniel a résisté à la consigne de l'État génocidaire. Ce n'était pas facile. Son acte "juste" est un exemple et rejoint ceux de ses pairs.
Ils rachètent tous notre humanité. Ici, au Camp des Milles, ils sont célébrés à juste titre dans ce Mémorial. L'hommage qui leur est rendu nous honore, honore toute l'humanité.
Après 1994, c'est la reconstruction. Reconstruction sociale, reconstruction politique, reconstruction économique, la reconstruction de soi.

Après 1994, c'est aussi et surtout la construction de la mémoire et la lutte contre l'oubli. Lutter pour que justice soit rendue, lutter contre toute forme de négationnisme. En poursuivant en justice les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français, le CPCR – Collectif des parties civiles pour le Rwanda – participe à la reconstruction, à la difficile réconciliation et à l'indispensable reconnaissance des Justes.

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STÉPHANE DUMONT DE SAURET
Photographe

Le danger de notre ignorance

Seulement 20 ans, et s'ajoute déjà au dramatique oubli l'odieuse offense de l'indifférence.
À quoi sert un reportage photographique s'il ne nous propose pas une autre vision ?
S'il ne nous sort pas de cet aveuglement parfois volontaire dont nous faisons preuve face aux cicatrices de l'Histoire ?

J'ai souhaité ouvrir mes yeux en grand sur les stigmates d'un chaos contrôlé. J'ai souhaité retirer mes mains de mes oreilles et, plutôt que crier, donner la parole à ces hommes et ces femmes rescapés d'une marche historique innommable.
Je me suis rendu sur les lieux où s'est produit l'horreur pour rencontrer, vingt ans plus tard, vingt rescapés.
Là où bourreaux et victimes ont appris à redevenir voisins. Là où le pardon est contraint de trouver une place au sein de la justice.

La où l'on raconte dans des murmures les coups de machettes, les traques et les tortures, le regard du tueur et de notre confortable indifférence.
Ce récit photographique est bien loin de ce que ma connaissance imparfaite me permettait d'imaginer avant de me confronter à la réalité.

C'est pourquoi je vous propose de partager ce vécu l'instant d'une visite et de nous interroger sur nous-mêmes, sur ce que veulent dire culture, éducation et information ; bref de braquer sur nous ces photographies : miroir d'un questionnement sur l'intérêt porté aux autres.

Cette exposition ne prétend pas faire un résumé de la complexité du génocide Rwandais. Mais propose un récit où s'articulent photographies et extraits de témoignages, rendant compte de l'importance de notre lien au reste du m onde et du danger de notre ignorance.

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